On ne sort jamais indemne d'un voyage au Japon. On n'est plus le même quand on revient et on ne s'en rend pas vraiment compte. Pas tout de suite. Ce sont les autres qui vous disent que quelque chose, chez vous, a changé. Quelque chose d'imperceptible et d'essentiel. Ce pays m'imbibe, me traverse, me remet en cause. Mais sans aucun dogme. Il est en perpétuel renouvellement. Tout ce qui est design, identité de marque - mon domaine - bouge à une vitesse incroyable... Je suis allé au Japon plus de cent vingt fois et, à chaque fois, ce pays lointain me semble plus mystérieux. Tout me surprend, me questionne. Moi qui aime tant étonner, je suis constamment surpris. J'ai tout à apprendre et pas de leçons à donner, sauf dans mon métier, puisque c'est pour cela qu'on m'appelle là-bas. Pour mon regard sur le packaging, les produits, les logos... C'est le hasard qui m'a amené là-bas en 1981. Et il a pris des détours.
Dentsu, l'agence de communication leader du Japon, envoie des représentants à Paris et lance un concours de packaging pour Twinings. Ils cherchent de la french touch pour un thé anglais. En un jour, ils visitent dix agences et en retiennent trois, dont Carré noir, première agence de design en France, créée en 1973, et dont je suis l'un des fondateurs. A l'époque, ce pays m'était totalement inconnu, et je découvre que les Japonais sont extrêmement minutieux, très respectueux du détail, et experts en services. Je décide alors de proposer du "sur-japonais", de faire plus japonais que japonais, pour aller à l'encontre de cette idée que les Français "c'est bien pour dîner, moins pour travailler".
Après six semaines, plutôt que de leur envoyer des maquettes, mes associés et moi-même décidons d'aller leur porter les projets en main propre en nous inspirant de la cérémonie du thé. Nous avions empaqueté chaque maquette dans une feuille de papier de soie noire, comme un cadeau. Toutes portaient un nom et s'accompagnaient d'une vidéo explicative en français, doublée en japonais. Nous avons emporté le concours haut la main et, en rentrant en France, je me suis dit qu'avec ou sans business je retournerai là-bas tous les six mois. Et je m'y suis tenu, passionné par cette ritualisation du quotidien, le respect des autres, la minutie et l'amour des objets, mais aussi le silence et la très forte symbolisation.
Le Japon est le pays de l'image, du concret. De l'estampe, du manga. Les Japonais ont horreur de l'abstraction, et leur écriture en est la parfaite illustration. Les idéogrammes dessinent, stylisent ce qu'ils disent. Si tel idéogramme figure un arbre - une croix et deux diagonales, comme un pin stylisé -, un bois sera représenté par le doublement de ce dessin, une forêt par son triplement. Résultat ou cause, ils raisonnent différemment de nous. En Occident, nous posons le concept d'abord. Au Japon, il faut toujours commencer par un détail pour décrire quelque chose.
Pour exprimer la pureté d'une eau en bouteille, par exemple lors d'une présentation à un client, je dirai que je suis allé chercher le bleu du bouchon dans une toile de Matisse, que j'y suis allé parce qu'il y avait là la limpidité du ciel. L'extérieur de l'objet exprime l'intérieur. L'emballage, le packaging est précieux, à l'inverse de chez nous. Ici, l'habit ne fait pas le moine, les Japonais estiment, eux, qu'il révèle au mieux la personne. D'où l'attention au détail, à la forme, et cela se ressent dans chaque seconde de la vie quotidienne, dans les rapports très policés à l'autre, le service impeccable...
Le jardin zen exprime parfaitement ce qu'est le Japon. Il exerce sur moi une intense fascination. Quoi que je fasse, que j'apprenne, cet espace souvent composé de pierres, de mousses, d'eau et d'arbustes conserve son étrangeté. C'est beau, cela me touche, et je ne comprends rien! Ces jardins sont toujours le fruit d'un travail artistique, pourtant, ils ne sont jamais signés. Il n'y a pas d'expression individuelle au Japon, et l'artiste crée au nom de tous. A la différence du jardin à la française, comme celui de Le Nôtre à Versailles, il n'est pas là pour mettre en valeur une maison. Au contraire, la demeure sera son faire-valoir. Quand le parc français est cartésien, hiérarchique, rigoureux, et l'anglais, plus libéral, pseudo sauvage, le japonais est une représentation stylisée, symbolique de l'univers. Il y a dans ce jardin zen tout un monde, le monde, le miroir du ciel. Et personne n'est allé aussi loin dans cette symbolisation-là.
Raconté ainsi, on peut avoir l'impression que tout cela est très cérébral, mais non, c'est la forme, la forme pure qui provoque la sensation. Tout repose sur l'art du rocher. Des rochers parfois reconnus telles des oeuvres d'art et élevés au rang de monuments nationaux. Ils abritent les esprits, représentent les montagnes, quand le sable, dans ce qu'on appelle "les jardins secs", évoque l'eau, l'espace vierge, le vide. Mais ce vide n'est pas le rien occidental, c'est un plein, difficile à saisir pour nous. Il serait mieux traduit par le terme bouddhique de "vacuité", qui est une interdépendance, le fait que "rien n'existe en soi ni par soi", comme le disent Matthieu Ricard et Jean-François Revel dans Le Moine et le Philosophe. Comme le tremblement de terre, le tsunami, le jardin est quelque chose de puissant dont vous ne savez pas interpréter les codes. Il invite à la méditation. Vous vous asseyez. Vous ressentez qu'il y a un sens, une relation. C'est un lieu sacré, un lieu d'initié, d'unité.
Je n'ai pas du tout cette impression dans une cathédrale. Là, j'admire et je deviens transparent. Ce jardin invite à la profondeur, à la méditation et non au divertissement. C'est un peu ce que je retrouve dans les oeuvres de Masayoshi, un artiste que je soutiens et dont j'aime les oeuvres blanches, organiques. Pour un Occidental, l'étrangeté du Japon se retrouve à chaque coin de rue, mais aussi dans les rapports avec ses habitants. Il faut savoir s'adapter sans pour autant perdre sa particularité, et ce peut être alors l'occasion de prendre une grande leçon.
A Osaka, j'ai appris qu'il ne suffisait pas d'écouter, il faut entendre. Comprendre. Un jour, un grand fabricant de mobilier urbain et d'objets en plastique m'appelle. La quarantaine, un beau visage un peu rond, il me raconte que quand il additionne les lettres de sa société, l'ensemble signifie "avec peine, avec difficulté". Tout cela nuit au développement de son entreprise. Face à un tel récit, j'ai appris au cours du temps à ne montrer ni étonnement ni sourire. J'ai pris mon visage neutre qui peut tout entendre et je reste de marbre face à cette déclaration. Cet homme me demande de changer l'identité visuelle de son entreprise. Très bien, me dis-je, et je veux immédiatement commencer à travailler et à lui poser des questions. Il refuse. Dit qu'il ne répondra pas, mais qu'il va m'emmener sur le sommet de la montagne, là-bas, sur la colline de son enfance.
Nous prenons sa voiture. C'est le mois d'octobre, il fait très beau. Nous nous asseyons en haut de cette grande colline, Osaka à nos pieds, l'usine en bas. Je veux reposer des questions. Il ne dit rien, je décide de me taire. Je me sentais prisonnier de ma petite culture. Il se passe dix minutes, un quart d'heure, et toujours rien, le silence. Puis il rompt sa contemplation: "N'est-ce pas, M. Caron, que j'avais raison de vous emmener jusqu'ici et de ne rien vous dire." Je prends mon attitude de vieux sage et acquiesce: "Hmm, hmm." Il se tourne alors vers moi: "Qu'avez-vous compris?" Je reste coi, puis une brusque inspiration et je dis: "Elévation." Lui sourit et dit: "Grâce à vous, ma petite entreprise va s'élever aussi haut que la montagne." Nous sommes redescendus à l'usine et, malicieux, il a accepté de répondre à mes questions. Deux ans plus tard, il a construit une nouvelle usine. J'avais débloqué quelque chose en écrivant en caractères latins le nom de la société que nous avons ensuite traduit en japonais. Une façon de réinterpréter ces lettres, de poser de nouveaux caractères. La solution venait de l'extérieur. Tout cela s'est fait malgré moi.
Le Japon est moins un pays du paradoxe qu'une civilisation de la juxtaposition. Comme dans leurs repas où se succèdent du mou, du dur, de l'amer, etc., alors que nous sommes dans le mélange avec nos plats en sauce, ce pays accueille tout. Trois religions cohabitent: le shintoïsme, le confucianisme, le bouddhisme. Le shintoïsme est proche de l'animisme, pour lequel il y a un esprit dans chaque chose, dans chaque objet. D'où l'idée qu'ils sont tous importants. Avec Confucius, le paradis n'est pas individuel mais collectif, l'avis personnel ne compte pas. Avec Bouddha, l'ascétisme permet d'aller à l'essence des choses. Il est la ligne droite, la pureté des formes, la beauté de la matière.
Le Japon, c'est une addition de tout cela. On se marie shinto, on est enterré bouddhique et on marche dans la rue avec le confucianisme. Une civilisation hybride qu'il faut écouter. Hatsumi Izawa, mon agent à Tokyo, me répète: "N'ayez pas de complexes à ne pas parler à tout bout de champ dans les réunions comme font les Français. Ici, celui qui se tait est celui qui sait." Je dois avouer que cet art du silence m'a souvent bien aidé.
Gérard Caron